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La nouvelle scène jazz fusion
De Londres à la France

 

Lean In, de Nubya Garcia (2023), saxo et… UK garage

Depuis les quartiers du Sud-est londonien, loin des clubs prestigieux mais très conventionnels de Soho, en à peine une dizaine d’années, une toute nouvelle scène innovante, bouillonnante, a su rafraîchir le jazz, rajeunir son public en s’affranchissant des genres et en renouant avec ses racines populaires et dansantes.

À l’origine de ce nouveau paysage musical : le choc de la rencontre décomplexée entre jazz « savant » et musiques urbaines, de « clubs » : house, dance hall, grime, UK garage, hip-hop, funk, afrobeat, high-life, …

Évoquons comment a émergé cette scène néo-jazz londonienne jusqu’à sa reconnaissance au-delà du Royaume-Uni, ce qui la caractérise stylistiquement et quelles en sont ses figures dominantes.

« Jazz is for ordinary people »

C’est ce que clame le producteur et DJ « berlioz », alias Ted Jasper, dans un titre jazzy-house récent. Cela pourrait être le parfait slogan de la nouvelle scène jazz londonienne.

Lorsque son représentant actuellement le plus connu, le compositeur, saxophoniste, clarinettiste et flûtiste Shabaka Hutchings arrive de la Barbade à Londres pour approfondir sa formation musicale, il constate qu’au milieu des années 2000 les concerts jazz ne s’adressent plus qu’à une élite culturelle âgée de plus de 50 ans. Somme toute, un jazz enfermé dans la tradition des années 1940-50, un « Jazz-à-papa » à l’américaine, auquel le jeune public reste hermétique.

Au début des années 2010, quelques musiciens commencent cependant à ouvrir une voie nouvelle.

Le saxophoniste Soweto Kinch, le quintette Polar Bear ou Portico Quartet abordent le jazz avec une attitude respectivement rap, punk ou électro-minimaliste. Leurs concerts entraînent une diversification des publics et suscitent un intérêt croissant des labels discographiques, préparant le terrain à un renouveau.

 

 

Polar Bear insuffle un esprit punk dans le jazz

Une école libre de jazz : le creuset Tomorrow’s warriors

Shabaka Hutchings, Nubya Garcia, Zara McFarlane, Joe Armon-Jones, Sheila Maurice-Grey, Theon Cross, Mosses Boyd... La majorité des musiciens trentenaires de la scène néo-jazz, issus pour la plupart de la diaspora anglo-nigérienne et caribéenne, s’y sont rencontrés dès leur adolescence, ont grandi ensemble dans un esprit communautaire, y formant des groupes (Eza Collective, Kokoroko, Sons of Kemet …)

C’est en 1991 que le contrebassiste Gary Crosby crée l’association Tomorrow’s warriors dans le quartier Southbank, cœur culturel de Londres. Son programme : offrir l’opportunité à des jeunes n’ayant pas accès aux classes de musiques des conservatoires d’intégrer gratuitement des ateliers, d’accéder à des instruments de musique, de s’exercer dans des « jam sessions ». En contrepartie, les aînés viennent donner à leur tour des « masterclasses » aux jeunes « warriors ». En 25 ans, cette école libre est parvenue à favoriser l’expression du brassage culturel dans le jazz et à ouvrir les classes d’instruments aux femmes – souvent cantonnées, dans cet univers, au chant.

 

 

Club culture et foyers de bouillonnement créatif

House, dub, grime… imprègnent ce nouveau jazz londonien, profondément enraciné dans une « club culture » typiquement anglaise – certains de ses musiciens, comme le batteur Moses Boyd ou le claviériste Kamaal William sont également DJ. Une communauté s’est ainsi formée autour d’émissions de radio, de soirées, de salles…

Ce qui se passe actuellement rappelle [le mouvement acid jazz] arrivé à Londres [dans les années 90] […]. Le jazz était alors envisagé comme une musique pour danser, et c’est précisément ce qui se passe aujourd’hui […] Le succès de cette scène tient aussi au fait que le public a envie d’écouter les genres qu’il aime et sur lesquels il danse, mais joués en live avec de véritables instruments. - Lexus Blondin, directeur et DJ du Total Refreshment Center

Après s’être produits au sud de Londres, dans le quartier populaire de Peckham, ces musiciens ont ensuite investi les salles du Nord-Est de la capitale, le Vortex Jazz Club, le Brillant Corners et surtout le Total Refreshment Center. Ouvert en 2012 par le DJ français Lexus Blondin dans d’anciens entrepôts de l’époque victorienne, ce complexe abrite une salle de concert (fermée en 2019), un label discographique, des studios d'enregistrement et des locaux de répétitions autogérés où l’esprit « do it yourself » est cultivé. Un véritable laboratoire de créativité et de rencontres artistiques.

We Out Here : le jazz UK sort de ses frontières

L’animateur radio et DJ franco-britannique, Gilles Peterson, découvreur de talents, adepte de la fusion entre musiques jazz et électro, devient un véritable catalyseur de cette vague londonienne lorsqu’en 2018 il publie sur son label indépendant Brownswood l’album We Out Here. Cet instantané du jazz UK en pleine expansion, enregistré en trois jours, compile neuf titres inédits de talents prometteurs sélectionnés par le saxophoniste Shabaka Hutchings. Les trente-huit millions d’écoutes en ligne du titre  Abusey Junction donnent une visibilité internationale à l’octuor Kokoroko mais aussi à Moses Boyd, Ezra Collective, Nubya Garcia…, à ce jazz qui dissout les frontières entre les genres en se moquant bien de laisser sceptiques les « puristes ».

Cette mise en lumière attire l’attention de Blue Note Records. En 2020 puis en 2022, en collaboration avec le label londonien Jazz re:freshed, les meilleurs artistes de jazz actuels anglais livrent leurs versions « ré imaginées » de morceaux tirés du catalogue du grand label new yorkais, sur deux compilations  Blue Note re : imagined  qui rencontrent un fort succès.

Dans la foulée de cette diffusion internationale, en 2023, le quintette Ezra Collective, issu des Tomorrow Warriors  devient le premier ensemble de jazz à remporter le Mercury Prize avec l’album Where I'm Meant To Be, condensé de pulsations électrisantes mêlant funk, afro-beat et musiques cubaines.

 

 

ABUSEY JUNCTION, de Kokoroko fait connaître à un large public la scène londonienne

 

 

La vie, part. III. Gauthier Toux et son quartet Photons pulvérise l’académisme

L’esprit de fusion anglais diffuse en France

Le festival parisien Jazz à La Villette met à l’honneur depuis plusieurs années des ambassadeurs de la « nouvelle scène britannique ». Cette confrontation du jazz avec les pistes de dance, la soul, l’électro, le rap, les musiques des Antilles résonne aussi comme un défi pour une génération de musiciens français désireux de brassages culturels et de renouveau.

Les Anglais ont permis de débloquer un peu l’horizon, le public a pu comprendre que d’autres choses étaient possibles. La vraie révélation a été de se dire : on a le droit de puiser dans tout ce qu’on aime - Lara Issa, chanteuse du collectif Omezis

Les anglais ont montré que le jazz peut se développer au sein de collectifs artistiques. Tel le trio Émile Londonien, membre du collectif strasbourgeois Omezis, qui compte Yussef Kamaal et The Comet is Coming dans ses influences. Gilles Peterson, qui les programme dans ses playlists de la BBC, dit d’eux : « Je les ai vus récemment sur scène. Ils représentent une sorte célébration des 10-15 dernières années de la scène jazz britannique (…) Ils en sont le carrefour ».

Dans cette veine française de jazz actuel jetant des ponts avec techno, broken beat, rock ou funk, on peut reconnaître Léon Phal quintet, Photons, le trio Jasual Cazz, les quintets Daïda et Monsieur Mâlâ, le quartet Cheap House, le sextet Underground Canopy ou encore Ishkero. Cette jeune scène de jazz-fusion dans la lignée du « jazz uk », commence à rejoindre les programmes des festivals.

Gageons que la France saura offrir à son tour une belle place à ce « jazz urbain, libéré de ses carcans mondains. Le jazz rendu à son énergie originelle, à la fois brute et indomptable » (Sylvain Pinot, Télérama). Et rendre son public heureux de renouer avec cette musique langage d’émancipation, de joie et de liberté.