L’adolescence dans l’œil des réalisateurs de documentairesL’adolescence est un tourbillon d’émotions et de sensations poussées à leur paroxysme.
Aimer, grandir, s’opposer, se construire, s’affranchir, s’émanciper... Le cœur oscille en permanence entre grands désirs et grandes craintes, faisant de ce passage sensible commun à tous, une transition fondatrice à l’issue de laquelle on dit définitivement adieu à l’enfance. Qui de mieux qu’un cinéaste pour en saisir l’essence, le réel, pour donner à voir la beauté et les affres d'une jeunesse en mouvement ? Qu’ils s’appellent Frédérick Wiseman, Mariana Otero ou Sébastien Lifshitz, ils sont nombreux à avoir embrassé ce sujet. Chacun à sa manière sculpte une image de l’adolescence et en esquisse les contours.
Les sociologues se heurtent souvent à la difficulté de délimiter cette période de transition. Les curseurs traditionnels s'effritent du fait du déclin progressif des rites de passage (religieux, militaires, familiaux) mais aussi de l'allongement des études et de l'entrée plus tardive sur le marché du travail. L’adolescent des années 70 n’a plus grand-chose à voir avec la génération Alpha, celle née après 2010, qui a connu de nombreux traumatismes (guerre en Ukraine et au Proche-Orient, attentats du Bataclan, éco-anxiété, crise inflationniste...) et qui porte avec elle le fait de vivre avec "cet aquarium généralisé que sont les réseaux sociaux”, pour reprendre les propos de Bruno Humbeeck, psychopédagogue. Si les évolutions sociétales impactent fortement les comportements des adolescents, les thèmes qui les préoccupent sont sensiblement les mêmes d’hier qu'aujourd’hui : la l’amitié, l’amour, famille, la scolarité...
La famille, lieu de refuge et d'opposition
De la complicité au conflit, en passant par l’incompréhension mutuelle, les relations familiales sont souvent un champ d’expérimentation émotionnel et chaotique ; une étape nouvelle avec laquelle il faut composer. Le réalisateur Sébastien Lifshitz a choisi de suivre pendant cinq ans deux adolescentes. Anaïs doit composer avec des parents aux problèmes multiples, ce qui lui occasionnera des allers-retours en foyers. Emma elle, est issue d’un milieu privilégié, elle doit faire avec un père relativement absent et une mère angoissée constamment derrière elle. Deux situations différentes, deux adolescentes qui tiennent tête, s’affirment et s’opposent. Auréolé de nombreux prix, couronné de trois César, Adolescentes est un portrait au long cours puissant tant il donne à voir et à comprendre deux jeunes filles d’aujourd’hui.
Quand la famille est profondément dysfonctionnelle, la construction adolescente se complique. Pour Pauline s’arrache, Emilie Brisavoine a suivi sa demi-sœur entre ses quinze et dix-sept ans. Dans la vie de Pauline, rien n'est simple, ni la vie de ses parents, ni l'amour qu'ils lui portent, ni les souvenirs d'enfance, à la fois magiques et tragiques. Jean-Benoît est un adolescent perpétuellement sur le fil, en difficulté familiale. Il accepte néanmoins d’être regardé par la caméra de Jean-Didier Nion avec lequel se noue un lien d’attachement profond. La réussite du film Dix-sept ans tient sur la sincérité de la démarche et l’étonnante justesse du réalisateur, comme souvent dans le cinéma documentaire.
A la maison, s’il est un lieu refuge par excellence, c’est bien la chambre. Symbole d’émancipation, lieu de l’intime et de l’expression stylistique, elle est l’espace vital absolu. En proposant à des lycéens aux vies bouleversées par le confinement, de se raconter avec leur téléphone, les réalisatrices Marie-Pierre Jaury et Charlotte Ballet-Baz nous permettent d’entrer dans leurs intimités avec Mes quinze ans dans ma chambre.
L’école, lieu qui construit, fragilise, révèle...
C’est l'endroit où ils passent le plus de temps, celui où ils nouent leurs amitiés, leurs amours, construisent leur avenir... Emblématique, ce lieu est sans surprise, au cœur de nombreux films. Comment ne pas évoquer High School de Frederick Wiseman, tourné fin des années 60 dans un lycée réputé de Philadelphie ? A travers cette immersion, le cinéaste tend à démontrer avec toute l’habileté qui le caractérise, comment l’école en plus d’être un vecteur de savoirs, est aussi un vecteur de valeurs sociales.
S’il est un réalisateur qui s’inscrit dans les pas de Wiseman, c’est bien Patrick Bresnan. Avec Pahokee, une jeunesse américaine, il nous propose une autre version de l’Amérique et suit quatre adolescents en Floride dans les années 2000 (le lycée, les matchs de football américain, le bal de fin d'année...). Mais comment filmer des jeunes en pleine mutation avec la bonne distance ? Le réalisateur de Pahokee explique avoir “ressentit un grand sens des responsabilités (...). Nous avons toujours gardé à l’esprit que leurs vies et leurs avenirs étaient plus importants que notre film. Les élèves grandissaient de jour en jour et nous avons du faire des efforts afin de conserver leur intérêt dans un film que nous mettrions plusieurs années à achever”.
Nous princesse de Clèves - Nord-Ouest Documentaires
C’est parfois le souvenir de sa propre adolescence qui pousse un cinéaste à choisir le sujet. Né en 1971, Olivier Babinet était un adolescent effervescent : “autodidacte, je faisais de la musique, de la radio, de la photo et aussi pas mal de conneries ». Pour Swagger, un film hybride qui mélange documentaire, teen-movie, science-fiction et comédie musicale, il filme avec tendresse quatre adolescents de quartiers difficiles. «Contre toute attente, ce que j'ai retrouvé de moi-même à Aulnay, chez chacun de ces collégiens, tous différents, ce n'est pas la révolte adolescente. Mais la force et la beauté de l'enfance. »
Le collège, certains en ont fait des séries à l’instar de Mariana Otero. Chaque jour de l’année scolaire 1992-1993, elle a filmé les élèves d’un collège de banlieue. Elle en a capté l’ordinaire, l’exceptionnel et le dramatique dans une série de 6 épisodes - La loi du collège - qui n’a pas vraiment vieilli tant elle met en évidence la complexité des rapports que ces jeunes entretiennent avec la société.
Le réalisateur Régis Sauder lui, avait envie d’évoquer le « lieu scolaire », mais d’une façon singulière ; il s’est alors intéressé à la relation que les jeunes entretiennent avec la littérature. À travers Nous Princesses de Clèves, il invite les jeunes des quartiers Nord de Marseille à jouer avec les mots, faisant résonner dans toute sa modernité le romantisme de Mme de Lafayette. Pris d’affection pour eux, il retournera les filmer 10 ans plus tard, les pieds dans leurs vies adultes (Nous).
…L'amour, l'amour, l'amour
C’est bien la grande affaire de l’adolescence, celle qui prime sur toutes les autres : le sentiment amoureux et les tempêtes qu’il entraîne... Pour filmer ce moment avec pudeur, Claire Simon, cinéaste d’immersion par excellence, a trouvé la juste distance en filmant la première histoire d’amour de sa fille dans 800 km de différence. À travers sa caméra, elle ausculte la relation amoureuse à distance de Manon et Greg. “Au fil des jours comptés qu’ils passent ensemble, ils se jurent tout ce que l’amour comporte comme serments” dit la réalisatrice qui retranscrit ici l’éclat et l’envolée - naïve - des premières fois.
Hélène Milano, elle, est une cinéaste qui aime donner la parole, le plus souvent à des personnes que l’on entend peu. À travers Les charbons ardents, elle questionne des lycéens en apprentissage sur les codes de la masculinité et leurs relations avec les filles. Un sujet repris par Laurent Metterie et Camille Froidevaux-Metterie en 2023 avec Les petits mâles, dans lequel ils tendent un miroir aux adolescents ; un film pensé et conçu comme un outil de discussion transgénérationnel.
Dans la foulée de LOL, fiction qui faisait le portrait d’une adolescente et de sa mère, Liza Azuelos a réalisé Yolove pour explorer les réalités parfois difficiles des relations filles-garçons, arpentant pour cela collèges et lycées.
L'adolescence est un continent à la fois ténébreux et ensoleillé. Sébastien Lifshitz
Des difficultés en fragilité...
L’adolescence est une étape sensible, marquée par une vulnérabilité liée aux effets psychiques et physiques de la puberté. Cette vulnérabilité entraîne le besoin pour l’adolescent de renforcer ses défenses. Pour certains jeunes, cela pourra avoir des conséquences particulièrement difficiles, accentuées par un environnement instable. Marie Dumora a filmé deux années durant Nicolas,12 ans, placé en foyer. “Il ne parle pas pendant de longs moments, puis raconte une blague de son âge, et tout à coup dit un truc très malin sur Jack London puis de nouveau, rien. Nicolas était plus dans l’observation et l’imaginaire que dans la séduction ou les mots d’esprit ”. Loin de vous j’ai grandi nous donne ainsi à voir le portrait pluriel et sensible d’un garçon étonnant et s’inscrit dans la très belle série documentaire de Marie Dumora qui a filmé pendant 20 ans des personnes de la même famille.
Pour leur premier film, Caroline Cappelle et Ombline Ley se sont invitées Dans la terrible jungle d’un Institut Médico Éducatif. Les jeunes qu’elles filment parlent projets, amour et handicap. Un film d’une grande fraîcheur, rythmé, drôle et percutant ! S’inscrivent dans nos pensées et pour longtemps, des destins qui ne sont pas les nôtres mais qui marquent durablement. Il est un autre destin que l’on n’est pas près d’oublier, c’est celui d’Arnaud, l’adolescent bouillonnant de Soy Libre. Anne-Laure Portier a filmé pendant plus de 10 ans son petit frère et son adolescence chahutée dans ce qui est un beau geste de cinéma.
Claire Billet et Olivier Jobard, eux, ont suivi pendant huit années Ghorban, arrivé seul d’ Afghanistan après un périple de 8 000 km. Cœur de pierre capte l’évolution physique et mentale d’un adolescent qui voudrait être comme les autres - entre parties de foot et soirées hip hop - et le combat d’un être en exil en butte à la lenteur administrative du système français. Et puis il y a ces adolescents un peu au bord du monde, à l’image de Babouillec, cette jeune fille autiste filmée par Julie Bertuccelli dans Dernières nouvelles du Cosmos, (César du meilleur film documentaire en 2017). Babouillec ne sait pas parler mais compose des poèmes et écrit des livres. Un film comme un mystère, insondable et magnétique...
© Dans la terrible Jungle - Macalube Films
De la révolte...
L’adolescence est structurée sur l’opposition : à la famille, à la société, aux règles, aux adultes. Pour L’époque, Mathieu Bareyere a sillonné Paris pendant deux ans pour nous livrer le portrait d'une jeunesse en lutte dans un monde qui se perd. Entre manifestations et musique techno, entre cri de désespoir et chuchotement de joie d'être vivant, L’époque prend le pouls de la fièvre jeune. Se calant dans les pas de Jean Rouch et de Chris Marker,le réalisateur leur demande « Est-ce que tu rêves ? » ou « Qu’est-ce qui vous empêche de dormir ? ».
La révolte est plus diffuse qu’avant, moins marquée, moins politique. C’est aussi ce que raconte Nos défaites, film très inventif de Jean-Gabriel Périot. Il fait rejouer à des lycéens des scènes de films-cultes tournés avant ou après-Mai 68 où il est question de lutte et d’émancipation. Une fois la scène tournée, le réalisateur s’entretient avec le jeune comédien et lui pose une question en rapport avec l’extrait du film.
... à l'engagement citoyen
Nouvelle génération, nouvelle façon de s’engager. Pour les générations post-2000, l’écologie est au cœur des préoccupations et de nombreux films l’ont mis en images. De I am Greta, portrait de l’iconique suédoise Greta Thunberg, en passant par Bigger Than Us, photographie d’une génération qui se bat partout dans le monde pour les droits humains et ceux de la planète, les propositions documentaires fleurissent.
Avec Douce France, Geoffrey Couanon, dresse le portrait de lycéens de banlieue parisienne. Amina, Sami et Jennyfer se lancent dans une lutte contre un projet qui met en danger des terres agricoles et nous invitent à repenser notre lien à la terre. Bella et Vipulan 16 ans, ont pris à bras le corps les questions écologiques et veulent comprendre les formes de cohabitation harmonieuses qu’il peut exister entre les humains et le vivant dans le film de Cyril Dion, Animal. Même chose pour les belges Bo et Luca que le réalisateur Pieter Van Eecke a suivi pendant quatre ans pour son film Planet B.
© Soul Kids - SRAB Films, Go Go Films
L'art et le sport comme espace d'expression
C’est parfois la rencontre avec un art ou un sport qui permettra à certains jeunes de s’exprimer ou de se trouver. Julien Barroghel a suivi les élèves d’une section sportive d’un lycée toulousain. Celles du foot montre la vie de l’équipe, les préjugés que les filles peuvent subir en tant que footballeuses, la solidarité ou les conflits que cela génère. La cinéaste Milena Becquart a filmé un groupe d’adolescents passionnés de danse. Métamorphoses raconte ainsi le paradoxe qui se joue entre la rigueur qu’exige la danse et le corps qui se trouble et se transforme, donnant ainsi lieu à de belles séquences.
À Memphis, c’est la musique qui sauve les mômes. Dans l’œil d’Hugo Sobelman : une école de musique gratuite permet à des jeunes de s’emparer de la musique soul et, à travers elle, de comprendre leur histoire, celle des noirs américains, faisant de Soul Kids un moment de cinéma lumineux. Sara Driver, connue pour être productrice des premiers films de Jim Jarmusch, a choisi de réaliser Basquiat, un adolescent à New-York et nous offre le portrait de ce jeune homme étrange, parfaitement habité par son art, qui fascinait le milieu new-yorkais tout en s’inscrivait en contre-champ de l’art académique. L'art qui emporte et qui ouvre le champ de tous les possibles, on le retrouve aussi dans l’œil d’Agnès Varda qui regarde Jacques Demy. Pour réaliser Jacquot de Nantes, film hybride qui mélange fiction et réel comme elle sait si bien le faire, elle a reconstitué l’enfance et l’adolescence de son compagnon de route, dévoilant ainsi la manière dont le cinéma l’aura subjugué et structuré dès le plus jeune âge.
Parce qu'elle est par essence la période de tous les possibles, l’adolescence fascinera toujours. Elle continuera d’alimenter de nombreux films et les portraits à venir seront d’autres façons d’appréhender une génération, un monde. Comprendre la jeunesse, n’est-ce pas aussi avoir les clefs de l’époque qui nous traverse ?Et pour ressentir à nouveau pendant 15 minutes le souffle de l’adolescence, rien de tel que ce court-métrage de Franck Magnier, Tel que vous me voyez, visible ici