Le carnavalJouer avec le chaos
Enlever la viande, telle serait l'origine latine du mot Carnaval, temps placé entre l'Epiphanie et Mardi-gras, après les fêtes et libations de la nouvelle année. Car le déroulement du carnaval donne l’occasion de célébrer un temps très spécial, en suspens dans la parenthèse située entre la fin de l’année et le renouveau. Tel Janus au double visage, le carnaval marque la limite entre la fin d’une année et le début d’une autre. Un intervalle où tout serait permis, osé, subverti, prenant l’aspect d’un véritable renversement.
Des origines ancestrales
Ce temps de liberté prend ses origines dans des civilisations fort anciennes. Les Sacées mésopotamiennes, les fêtes d’équinoxe de printemps, renversent l’ordre social au cours de rites excessifs et cruels, dans une logique de régénération du monde, rejouant et déjouant l’éternel recommencement de la nature. A cette occasion, un prisonnier revêt les symboles de la Royauté avant d’être finalement sacrifié, ramenant en simulacre le puissant au rang du commun. A la suite des cultes dionysiaques de la Grèce antique, l'empire romain a ses Saturnales, élisant un roi de fantaisie, organisant des festins où les maîtres servent les esclaves, plaçant au centre de ces festivités les masques, l’excès, les danses effrénées. Les Lupercales délivrent des hordes de jeunes gens courants, fouettant tous ceux qui se trouvent sur leur passage.
Le christianisme naissant ne parviendra pas à annuler ces rites païens tant apparaît nécessaire et vital le besoin de fête et de libération dans ces époques marquées par la mort et l'austérité religieuse. Tentant néanmoins de les assagir, il définira un temps commun et un espace circonscrit où persisteront cependant excès, renversement du pouvoir et obsession de la mort, figures présentes dans les cérémonies et sacrifices antiques.
Les figures de l’excès
Alors, chaque année, entre novembre et mars selon les villes et les pays, le carnaval renaît. La réalité quotidienne de la faim, de la privation, de la soumission de l’homme au rythme de la nature conduit les êtres humains à perpétrer ce temps de dépense et d’excès visant à rompre de manière significative bien que brève avec l’âpreté de l’existence.
Des bandes déguisées, aux masques d’animaux, errent les nuits de pleine lune et se restaurent en chemin chez l’un ou l’autre. Et gare à qui n’a pas rempli son garde-manger de crêpes, beignets, cochons rôtis ! Car ces hordes deviennent parfois justicières, assaillant de préférence la demeure des personnes réputées pour leur avarice.
Dès le Moyen-âge et jusqu'à la Réforme, naissent dans les villes de véritables confréries, toutes plus fantaisistes et joyeuses les unes que les autres : les Enfants sans souci de Paris, les Hydeux de Cambrai, la Compagnie de la mère folle à Dijon, l’Abbaye des conards à Rouen, rivalisant d’inventivité et de créativité et contribuant à donner une couleur spécifique à chaque carnaval, à chaque cité. Cavalcades, parades et masques se répandent en défilé de chars, dans une ambiance frénétique. L’abondance est de mise, brillant de ses derniers feux avant l’arrivée du Carême ; on y voit le défilé du bœuf gras à Paris, couvert d’ornements et de rubans, ou encore les immenses festins collectifs de mardi-gras. De Rouen à Dunkerque, en passant par Paris ou Bâle, le carnaval devient un univers immersif, mêlant abondance, excès, mais également folie et provocation.
Les ordres renversés
A cette époque apparaissent des formes originales mais très parlantes de subversion. Les normes sociales et biologiques sont mises en cause : en Espagne, le jour de la Sainte Agathe, les femmes prennent le pouvoir. Ou encore les hommes se disent enceints du fait de la nourriture avalée en excès.
Le carnaval signe également le règne des transformations. Métamorphose animale, de l’ours, du loup, du renard à l’homme, par le biais des masques, de la suie, des peaux revêtues, témoignant de cette proximité de l’être humain avec la nature, voire de la nécessité de conjurer un devenir-animal attirant et repoussant à la fois.
Le pouvoir est quant à lui largement parodié. On ne compte plus les rois grotesques, promenés en effigies ou géants et brûlés au milieu des chants et des danses. L’Eglise n’est pas en reste, avec des abbés circulant à dos d’âne, coiffés de bonnets ridicules. Jusqu'à cette fête des fous où les religieux se démettent de leurs attributs et se livrent à des sermons détournés et à des jeux verbaux auto-parodiques.
Si un équilibre entre folie du carnaval et figures du pouvoir est trouvé en Italie à la Renaissance, cet aspect transgressif s'intensifie lors des luttes religieuses de la Réforme notamment, conduisant à de fortes répressions. Car la marge entre parodie et violence est souvent infime.
Se rire de la mort
Le carnaval revêt parfois un visage apocalyptique dans son désordre et sa folie : n’oublions pas qu’il signe la fin d’un monde et que le renouveau n’est jamais certain. Rite de passage, il met en scène de multiples figures de la mort, avec sous-jacente, une peur que les défunts reviennent, profitant de ce moment intercalaire de l’année. Une hantise que l’on préfère détourner, ridiculiser. Naviguant entre attraction et répulsion pour la disparition, la chute, le carnaval cherche à conjurer la peur par le rire.
Tout un aéropage de figures de l'envers est convié à cette cérémonie : les morts font irruption, la faucheuse erre à cheval avec sa faux ou des versions détournées des « danses macabres » sont mises en scène. Le carnaval se clôt d’ailleurs lui-même sur une cérémonie simulacre de mise à mort du roi. Dans la Florence de la Renaissance, l’artiste Giorgio Vasari élabore le char « trionfo della morte » où créatures grimées en morts vivants entonnent : « Morts nous sommes comme voyez, De même morts nous vous verrons – Nous fûmes comme vous êtes – Vous serez comme nous sommes », entérinant de fait la logique perpétuelle du passage, du retournement et de l’évanescence de toute vie ou ordre humain.
Depuis la nuit des temps, le carnaval fait preuve d’une réelle longévité, perpétuant et recréant les rites et figures anciens. Certes, il emprunte aujourd'hui parfois un visage plus distancié, devient facilement spectacle, scène à regarder plutôt qu’univers où s’immerger. Mais au-delà de cette démarche individualiste, ornementale via la surenchère de costumes, et face à un contexte où les conditions d'existence se font moins difficiles et la mort moins présente, la charge carnalesque évolue vers une démarche plus contestataire, critiquant les figures du pouvoir ou appuyant des causes sociales et politiques fortes. Le carnaval persiste, à travers le temps, à être le miroir d’une société mouvante.