Vous êtes ici

Vedette
Mois du Documentaire

Samedi 19 novembre 2022

 


Claudine Bories Patrice Chagnard - Vedette

 

Le mois du documentaire est cette année placé au sein des Médiathèques de Roannais Agglomération sous le signe de la relation homme animal, au coeur de la programmation Métamorphoses. Il propose de découvrir en partenariat avec le cinéma Espace Renoir le beau film Vedette de Claudine Bories et Patrice Chagnard.

Les deux documentaristes ont à leur actif un riche parcours. Claudine Bories, formée à l’école du TNP, crée en 1975 la première salle d’Arts et essais, le Studio d’Aubervilliers. Proche du cinéaste Paul Vecchiali, elle réalise en solo plusieurs documentaires, dont Juliette du côté des hommes, grand prix du Cinéma du réel en 1981, Portrait imaginaire de Gabriel Borie, autour de la figure de son père anarchiste en 1984. En 1992, elle contribue à la fondation de l’ACID (Association du cinéma indépendant pour sa diffusion) et de l’ADDOC (Association des cinéastes documentaristes) et rencontre à cette occasion Patrice Chagnard. Ce dernier a passé plusieurs années en Asie, expérience qui l’a très fortement marqué. Ils abordent tous deux une période d’épanouissement du film documentaire en France qui voit ce dernier s’imposer comme un cinéma à part entière. L’observation du réel, la générosité de l’expression des personnes filmées, la volonté de témoignage guident une production qui emprunte chez eux la voie du cinéma direct. Dès 2005, ils corréalisent tous leurs films, en fonction d’une approche militante et sociale affirmée. En 2009, Les arrivants aborde le quotidien d’assistantes sociales et de demandeurs d’asile. Le film Les règles du jeu en 2014 interroge sur les normes du travail à travers le portrait et les démarches de demandeurs d’emploi. Ces deux films reçoivent la Colombe d’or du festival de Leipzig. Nous le peuple en 2019 retrace le parcours d’un groupe de citoyens d’âge et de condition différents embarqués dans la rédaction d’une nouvelle constitution, projet qu’ils souhaitent présenter à l’Assemblée nationale. Claudine Bories et Patrice Chagnard livrent un cinéma politique et engagé. 

Mais voici qu’arrive Vedette !  

Vedette est une vache, et même une reine parmi les vaches dans la région valaisanne des Alpes suisses où cette tradition ancestrale perdure. C’est la vache la plus combative, la dominante, une fierté pour ses éleveuses. Vedette, Claudine et Patrice l’ont rencontrée à l’occasion de leurs séjours dans cette région qui les a séduits, par le biais des éleveuses Élise et Nicole avec qui ils se sont liés. Les documentaristes en vacances sur l’alpage ont été impressionnés par la fusion des éleveuses avec leurs bêtes, ont retrouvé « cet émerveillement de l’enfant devant le vivant. » Une idée est née, une impulsion nourrie du côtoiement avec Élise et Nicole, de lectures de philosophes ayant écrit sur la relation de l’homme et de l’animal, de l’envie de montrer la qualité du lien entre les vaches et les paysans. Car pour ces derniers, une vache n’est pas qu’une vache parmi d’autres mais cette vache-là avec sa singularité, son caractère, bon ou mauvais, qui en fait un être unique. 

Vedette est un documentaire au long court, tourné sur 10 ans, qui montre la consécration et la chute d’une Reine, des séjours sur l’alpage à 1800 mètres où Vedette mène son petit monde et dispose des meilleures herbes, des concours dont elle sort victorieuse, jusqu’à la première défaite, le premier recul. Cette situation que les deux éleveuses perçoivent comme humiliante pour leur vache donne l’occasion aux deux documentaristes d’approcher Vedette : pendant 3 mois, afin d’épargner à celle-ci les difficiles relations avec le troupeau, Élise et Nicole la confient aux bons soins de Claudine et Patrice. Cette opportunité constitue le mobile du film.

 

 

 

Un thé avec Vedette 

Les documentaristes le montrent avec humour : apprivoiser Vedette n’a pas été aisé, du temps a été nécessaire mais la vache a beaucoup donné au film, à sa manière. Claudine a peu à peu réussi à établir une communication avec Vedette, selon une autre tonalité que la relation charnelle des éleveuses, à savoir par la parole, la lecture, la musique (des textes de Kundera, des extraits de Carmen) ; elle l’a fait dans « un respect de l’autre avec ses modes de communication spécifiques », même s’il est resté « quelque chose d’infranchissable, de l’ordre de la présence mystérieuse ». Patrice a de son côté changé au contact de Vedette : le fait de prendre en compte l’éthique du documentariste, - obtenir l’autorisation des personnes que l’on filme -, de se poser cette simple question sans réponse possible l’a conduit à prendre conscience qu’en filmant Vedette « il filmait quelqu’un, une personne ».    

 « La manière dont nous fonctionnons avec le vivant nous interroge sur ce que nous sommes » déclare Patrice, conscient d’adopter sur le monde animal et de l’élevage un point de vue citadin, parisien. L’effet formel des prises de vue réalisées depuis l’intérieur du chalet, par la fenêtre, illustre d’où les cinéastes parlent, où est placé leur regard ; celui-ci n’est pas de plain-pied avec les animaux. L’emploi de l’humour compte aussi, dans les scènes où Claudine surjoue un peu la figure de la citadine un peu en détresse face à Vedette. 

 

 


Les réalisateurs Claudine Bories et Patrice Chagnard - © Isabelle Negre

Des éleveuses et des vaches 

Au-delà des questionnements qu’entraîne cette tentative d’entrer en relation, de dialoguer avec Vedette, le spectateur du film pourrait s’interroger sur les raisons d’être de cette tradition de « reine des vaches » : ne peut-on y voir le signe d’une réification de l’animal, une forme d’exploitation par l’homme ? Rien de tel selon Claudine et Patrice : « c’est le contraire de la corrida car ces luttes cornes à cornes sont dans la nature de ces vaches elles-mêmes qui ont besoin de se confronter, de se resituer les unes par rapport aux autres. Elles ont leurs codes, c’est une culture, une mémoire ». De plus, cette consécration qui accompagne les modes de vie des vaches, se fait dans le total respect de ces dernières : « pendant les combats, les humains attendent, n’interviennent pas. Ces luttes sont une originalité maintenue par les paysans qui entretiennent un rapport très affectif avec leurs vaches, leur offrant par exemple du pain, signe de la relation avec l’humain, du partage. »  Le film, sorti tout récemment en Suisse, a été très bien accueilli, notamment lors de sa projection en plein air dans la commune d’Élise et Nicole.

Un documentaire heureux et fantaisiste 

Claudine et Patrice reconnaissent que le film est un peu atypique dans leur riche parcours de documentariste. D’abord par la durée de son élaboration, puis par l’absolue économie de moyens, le film n’ayant pas bénéficié de l’avance sur recettes, ensuite par le fait qu’au lieu de pratiquer le cinéma direct, langage de leurs autres films, Vedette appartient plutôt au registre du cinéma vérité. Le cinéma direct renvoie à une méthode d’observation, une recherche de neutralité qui se veulent objectives et où le documentariste intervient le moins possible, ne distille pas de message ; c’est le cinéma d’un Wiseman ou d’un Depardon. Dans le cas du cinéma vérité, « tous les moyens du cinéma sont là au service du réel » comme chez Jean Rouch, ce qui a fait que Claudine et Patrice se sont autorisés à jouer avec les codes, afin de réaliser « un film heureux », où la fantaisie à sa place. Ce faisant, ils rejoignent également des formes de documentaires qui aujourd’hui s’autorisent une plus grande liberté et diversité de style et d’écriture. La présence silencieuse de Vedette donnant du poids aux situations, les infléchissant, les colorant. 

S’autorisant une liberté de jeu avec les codes du cinéma documentaire, en appui sur l’affection liant les cinéastes aux deux éleveuses et à leur pays, Vedette est un film à la frontière entre fiction et documentaire. Pour Claudine Bories et Patrice Chagnard, ce film personnel et poétique est une fable où la liberté d’invention est elle aussi reine. 

Autres
Médiathèque de Roanne