Le manga made in Weekly Shônen Jump, la recette du succèsQuel est le secret de cette fabrique à blockbuster du manga ?
One Piece, Naruto, Hunter x Hunter ou encore My Hero Academia font partie des mangas les plus vendus des dernières années. Leur point commun ? Être parus dans le magazine de prépublication Weekly Shônen Jump. Lancé en juillet 1968 en tant que bimensuel par l’éditeur Shueisha, il devient rapidement en 1969 un magazine hebdomadaire. Aujourd’hui, les ventes du magazine s’élèvent à plus de 7 milliards d’exemplaires depuis sa création et est connu à travers le monde. Quel est donc la recette du succès du Weekly Shônen Jump ?
Une consommation différente du manga
À l’origine, le manga se veut « jetable » conçu comme une lecture rapide pour divertir les enfants, avec des mœurs parfois jugées douteuses par les adultes. Les mangas sont vendus à moindre prix dans des commerces en tout genre comme les magasins de bonbons. Dans la même idée, des boutiques appelées kashi honya (librairie de prêt) font leur apparition. Ces lieux de lecture offrent aux classes populaires l’opportunité de lire à prix réduit sur place ou en location. Aujourd’hui, ce concept persiste par le biais des « manga café », une espèce de cybercafé où l’on paie la durée sur place pour lire des mangas, se nourrir, dormir, se laver et utiliser un ordinateur.
Pour en revenir au Weekly shonen Jump, c’est dans ces librairies de prêt qu’ont vu le jour les ancêtres de ce magazine de prépublication. Dans les années 50, c’est l’âge d’or des kashi honya ! Cette période a permis l’émergence de plusieurs maisons d’édition dont certaines commencent à éditer des magazines spécialisés dans la prépublication de manga. Vendus à moins d’un euro pour 2 jours de location, ces magazines rencontrent un vrai succès. Le concept est de créer une vitrine pour les mangas reliés (tankôbon) édités par ces mêmes maisons d’édition. La maison d’édition Kôdansha est la première à se lancer avec Manga Shônen en 1947. Ce mensuel fait partie du genre story-manga, il compte notamment en son sein le père du manga moderne, Osamu Tezuka (créateur d’Astroboy).
À l’origine les magazines de prépublication sont tous mensuels. La création d’un manga est très intime et individualiste. Le mangaka est d’ailleurs perçu comme un artiste rêveur, un bohème. Cependant le succès de ce mode de diffusion pousse les maisons d’édition à créer des magazines de prépublication au rythme hebdomadaire ; soit un magazine de 300 pages environ composés de 10 chapitres d’histoires différentes. C’est vraiment un tournant pour le monde du manga, le rythme de travail en est alors totalement chamboulé ! À terme, être mangaka devient un travail collectif au rythme industriel. Des binômes de scénariste et dessinateur se forment puis surtout on va voir apparaître des assistants chargés de faire le remplissage des noirs, dessiner les décors et les personnages en arrière-plan en conservant le style du mangaka. Par exemple, pour le manga Saint Seiya (Les Chevaliers du Zodiaque), Masami Kurumada recrute 7 assistants afin qu'il puisse se consacrer uniquement sur le scénario et les visages de ses personnages. L’image du mangaka a changé, il est maintenant perçu comme un ouvrier, un acharné. De nos jours beaucoup de mangaka ont une santé désastreuse en raison de leur rythme de travail.
En somme, dans les années 60 une nouvelle consommation du manga est née. Ainsi de nouveaux magazines de prépublications hebdomadaires ne cessent d’être crées. D’abord, en 1959 le Shûkan Shônen Magajin (par Kodansha) et le Shûkan Shônen Sunday (par shogakukan) voient le jour puis quatre ans plus tard c’est au tour du Shûkan Shônen King (par Shônen Gahosha), jusqu’à l’arrivée du Weekly Shônen JUMP (par Shueisha) en 1969. Tous ces magazines ont pour cible éditorial les garçons d’environ 7 à 17 ans. En parallèle, les magazines mensuels persistent et permettent de maintenir des publications de manga plus artistiques et expérimentales. Les magazines Garo et COM dans les années 60 en sont de parfaits exemples. Osamu Tezuka, fondateur du mensuel COM, va par exemple publier simultanément L'Enfant aux trois yeux dans l’hebdomadaire Shûkan Shônen Magajin et Phénix, l'oiseau de feu dans le mensuel COM. L’industrie des magazines de prépublication est une mécanique bien huilée dont le Weekly Shônen JUMP a réussi à se démarquer en mettant le lecteur au cœur de son fonctionnement.
Le lecteur au cœur de la narration
Les auteurs publiés dans les magazines sont dénichés par concours ou grâce à une carrière déjà établie. Chaque série est suivie par un responsable éditorial qui veille à ce que le contenu corresponde à la ligne éditoriale du magazine et également à ce que les délais de production soient respectés. Le Weekly Shônen JUMP quant à lui respecte impérativement 3 principes :
- Inclure dans chaque numéro une « enquête-lecteur » précise pour obtenir un profil le plus fidèle possible de la cible éditoriale (les garçons de 7 à 15 ans.)
- Établir un contrat d’exclusivité avec tous les mangaka publiés dans le Weekly Shônen JUMP.
- Le magazine ne contient que des mangas à l’inverse de ses concurrents de l’époque. Leur slogan publicitaire fut « 100% de mangas, 100% d’histoires inédites, attention au départ de l’express du manga ! »
Le dispositif « enquête-lecteur » permet d’être au fait des tendances et des loisirs à la mode, de connaître les thématiques qui sont chères aux lecteurs et le budget alloué à l’achat du magazine. Pour 10 000 réponses, 200 lots environ sont à gagner et seulement 1 000 réponses sont choisies au hasard pour concevoir des statistiques. Dans JUMP : L’âge d’or du manga, Hiroki Gôto, ancien rédacteur en chef du magazine, explique qu’avec des questions simples comme « Est-ce que tu aimes l’école ? », « Qu’est-ce qui te tracasse ? » ou encore « Combien as-tu d’amis ? », la rédaction peut suivre l’évolution de la société japonaise. Par exemple, pour la question « Quel est ton plat préféré ? » au fil des ans la réponse a évolué, passant des croquettes de steak haché au steak, témoignant ainsi d’une amélioration du niveau de vie des familles moyennes. Les enquêtes sont également le moyen de savoir s’il faut prolonger ou non une série. Pour rappel, chaque semaine un nouveau chapitre d’une vingtaine de pages sort. Le premier chapitre d’une série fait plutôt 30 pages pour pouvoir initier l’histoire. Les lecteurs votent ainsi toutes les semaines pour les 3 mangas qu’ils ont préférés parmi l’ensemble du numéro. Selon les besoins de la rédaction, il peut leur être demandé occasionnellement de voter pour un seul titre, ou à l’inverse pour l’ensemble des mangas qu’ils ont aimés dans le numéro. Pour que le magazine fonctionne il faut que les lecteurs apprécient au moins 3 à 5 des titres proposés. Les « enquête-lecteur » sont vraiment cruciales pour la survie d’une série ! Si un manga n’est pas populaire au bout de 10 semaines, donc 10 chapitres, sa publication est arrêtée. Ce n’est pas négociable. Cela représente une vraie pression pour les mangaka.
Le créateur de Dragon Ball, Akira Toriyama en a ainsi subi les frais. S’il est aujourd’hui l’un des mangas les plus lus au monde avec 240 millions d'exemplaires vendus en France en 2018, il a dû remodeler son scénario selon les envies des jeunes lecteurs. À l’origine, il souhaitait écrire un récit de voyage d’aventure pour trouver les boules de cristal mais son éditeur ne cessant de lui répéter que les résultats des sondages étaient mauvais, il a donc dû intégrer les personnages dans un tournoi d’arts martiaux et c’est ainsi qu’on connait le Dragon Ball de maintenant.
Tsukasa Hojo, auteur de Nicky Larson (publié pendant l’âge d’or du Weekly Shônen JUMP) est d’autant plus critique sur cette manière de faire, il déclare qu’anciennement le magazine était un éventail de propositions tandis qu’actuellement il regroupe seulement des œuvres du même style. Pour lui l’objectif n’est plus d’attirer de nouveaux lecteurs mais de plaire à ceux déjà acquis. D’ailleurs, grâce aux concours et au contrat d’exclusivité, le magazine forme et façonne des mangaka qui produisent le contenu que la rédaction, et surtout les lecteurs, attendent. Hiroyuki Nakano, rédacteur en chef du Weekly Shônen Jump, explique qu’environ la moitié des auteurs publiés dans le magazine ont remporté leur concours et l’autre moitié y a précédemment participé. Ainsi, les lecteurs ne peuvent retrouver Akira Toriyama que dans ce magazine ! Actuellement, c’est le cas pour Eiichirô Oda qui domine le marché du manga avec One Piece depuis plus de 25 ans.
Très bien, mais fondamentalement qu’est-ce que leurs lecteurs attendent d’un manga ?
Des valeurs universelles : « amitié, effort, victoire »
Pendant plus de 30 ans, la réponse qui revient le plus dans les enquêtes à la question « Quel est le mot qui vous réchauffe le plus le cœur, le mot le plus important pour vous et celui qui vous rend le plus heureux ? » est « l’amitié, l’effort et la victoire ». Ces termes sont maintenant l’essence du Weekly Shônen JUMP. On retrouve toujours ces qualités dans les personnages principaux du magazine. Ce sont aussi des valeurs que l’on associe au genre nekketsu manga qu’on appelle parfois de manière maladroite en France le « shônen ». Nekketsu (熱血) signifie « ferveur » en japonais. Ce genre découlerait des récits éducatifs (nekketsu shôsetsu) des années 30 destinés à former les garçons dès l’enfance aux qualités militaires (courage, détermination, discipline corporelle et patriotisme). Aujourd’hui, les nekketsu manga sont des récits initiatiques avec des caractéristiques récurrentes :
- Le personnage principal est un orphelin ou vit éloigné de ses parents.
- Il est candide et se révèle plus fort face à l’adversité.
- Il a un fort sens de la justice, de l’esprit d’équipe et se dévoue au bien commun.
- Il souhaite particulièrement donner le meilleur de lui-même pour gagner.
- Il possède des capacités extraordinaires voire magiques.
- Il a une quête à atteindre peu importe les obstacles.
- Il combat le mal auprès de ses compagnons de route (amis) et participent à des tournois ou concours.
- Il y a souvent une ellipse après un événement traumatique.
Ce schéma est directement inspiré du concept du monomythe de Joseph Campbell. Dans Naruto, le héros du même nom est un orphelin, paria de son village et hôte du démon renard à 9 queues. Son objectif ultime est de devenir Hokage (chef du village) malgré son manque de talent. Ainsi on retrouver ce schéma chez tous les héros les plus populaires du Weekly Shônen JUMP que ce soit Son Goku, Luffy ou Tanjirô (Demon Slayer) au point où les mots « amitié, effort, victoire » (友情・努力・勝利) sont devenus le slogan du magazine.
Le succès de la formule se ressent également à l’international. Au début des années 2000 des versions américaine, allemande, suédoise et norvégienne du shônen JUMP voient le jour au format mensuel. Et depuis 2019, la maison d’édition Shueisha propose une plateforme, MANGA Plus, pour permettre au public étranger de suivre la publication hebdomadaire des mangas du Weekly Shônen JUMP au format numérique. Il y a 7 langues disponibles dont le français. La version japonaise existe depuis 2014 sous le nom Shōnen Jump+.
En France, on a d’abord pu voir le succès des séries du Weekly Shônen JUMP avec 12 adaptations animées dans l’émission Le Club Dorothée (de 1987 à 1997.) Ces adaptations font partie des franchises les plus populaires du programme pour enfant tels que Cat’s Eyes, Nicky Larson, Cobra, Ken le Survivant ou encore Olive & Tom. De nos jours les éditeurs français se disputent les droits des dernières séries du magazine, explique Pierre Valls, directeur éditorial chez Kazé dans un article du journal Le Monde (2018). Et pour cause : en 2023, on retrouve en tête des ventes de mangas en France 3 titres du JUMP : One Piece, Naruto et Spy x Family. C’était également le cas les années précédentes.
En France les mangas du Weekly Shônen Jump sont encore forts de leur succès. Cependant, si en 1994 le magazine avait atteint le record de 6,53 millions d’exemplaires tirés. En 2020, il réalise un tirage en dessous de 1,6 million d'exemplaires et ne cesse de reculer. Bien que la Shueisha essaie de répondre aux attentes de leurs lecteurs japonais et internationaux avec sa version numérique, la fin prochaine de One Piece, My Hero Academia et Jujutsu Kaisen peut questionner sur le sort du mythique magazine papier qui avait fêté ses 50 ans en 2018.