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Fil de vie et lignes artistiques
la fibre entre art et tradition populaire

C’est pour l’apprentissage des siècles, en résumé, qu’un artiste naît dans l’atelier du monde - William Morris


On Air, une installation deTomas Saraceno au Palais de Tokyo à Paris

 

 

Les liens entre le fil et l’art sont anciens et multiples. La pratique artisanale a de tout temps côtoyé l’excellence et la recherche du beau, donnant naissance aux arts appliqués : tapisserie, tissage, dentelle et broderie, costumes de spectacles et émergence de la Haute Couture en sont autant de manifestations. En témoigne également la préciosité des matériaux utilisés, fil d’or, de soie ou ce fil plus rudimentaire mais noble qu’est le lin.

Une autre dimension a couru au fil des siècles, loin des champs prestigieux de la Cour, attachée à la pratique domestique, porteuse d’une grande technicité et d’une forte inventivité, via la perpétuation de génération en génération de savoirs et de méthodes. Pour preuve, la survivance de la vannerie, du crochet, du tricot, du macramé, pratiques associées aujourd’hui au Do it yourself.

On oppose souvent ces deux formes, l’artisanat d’art, les arts appliqués versus la pratique populaire avec ses motifs et structures alliant utilité et ornement. Plus éloignée encore, la dimension des beaux-arts, considérée comme recherche formelle, abstraite ou vecteur d’émotion esthétique. Longtemps, on a considéré que le fil et ses nouages ne sauraient appartenir à ce champ.

Une lente évolution a cherché à subvertir ces clivages, un élan qui s'est marqué dans la seconde moitié du XXe siècle. Aujourd’hui, le fil, la fibre ont pris une place incontestée dans la création, et sont présents au cœur d’œuvres abordant les champs esthétique, social et politique.

Au fil d’une histoire ancienne

Un regard sur les mythes antiques permet de mesurer la valeur symbolique du fil. Ces figures sont présentes dans les mythologies de tous les continents. Des 3 Moires qui fabriquent, déroulent et coupent le fil de la vie à Arachné, changée en araignée après avoir défié Athéna dans l’art du tissage, en passant par le fil qu’Ariane offre à Thésée pour s’échapper du labyrinthe du minotaure, la mythologie grecque abonde en représentations. Associée à des figures féminines, telle Pénélope créant et détruisant son tissage le jour et la nuit, la dimension du fil est étroitement corrélée à une pensée du temps, de la vie et de la mort, de la continuité de l’être.

Plusieurs artistes contemporains telles Louise Bourgeois ou Rebecca Horn, reprendront ces mythes pour en réactiver la force symbolique. En attendant, l’Europe voit, du Moyen-Age à l’époque moderne, une impressionnante évolution esthétique et technique de la pratique de l’art textile. La tapisserie et la broderie en sont les formes les plus évidentes : les tapisseries de Bayeux (XIe siècle), de la Dame à la licorne, de l’Apocalypse sont des monuments de l’art médiéval, témoignages culturels et artistiques de leur temps. L’atelier des Gobelins à l’âge classique entérine la création et la diffusion d’oeuvres remarquables destinées aux riches demeures. La broderie, dont la plus ancienne mention date du Livre de l’Exode et la plus ancienne incarnation conservée vient du tombeau de Toutânkhamon, est destinée aux ornements de luxe et dotée d’un certain prestige quand associée à de riches matériaux. « Broder est l’art d’ajouter à la surface d’une étoffe déjà fabriquée et finie, la représentation de tel objet qu’on désire, à plat ou en relief, en or, argent ou nuances » écrit Charles Germain de St Aubin dans L’art de broder.

En parallèle, la dimension domestique, intime et populaire demeure. Des techniques considérées comme moins nobles, le filage, le tricot, le tissage, la dentelle, sont associées, jusque dans les contes de fées (Blanche Neige, la Belle au bois dormant, …), aux ouvrages de dames tout en étant pratiquées dans tous les milieux sociaux. Dans Histoire complète de la captivité de la famille royale (1817), il est consigné de Marie-Antoinette transférée à la Conciergerie : « pour avoir des nouvelles de sa fille et de Mme Elisabeth, sa belle-sœur, elle essaya d’envoyer demander au Temple quelque chose qui lui était utile, et entre autres son tricot, parce qu’elle avait entrepris de faire une paire de bas pour le Dauphin. »

Ces pratiques populaires, sans constituer elles-mêmes des œuvres d’art, seront par contre souvent sujet et motif de telles œuvres, comme en témoignent La vierge au tricot de Bertram von Minden (1390, Kunsthalle de Hambourg) et d’autres représentations de vierges brodant à la Renaissance, jusqu’aux scènes domestiques de Vermeer ou de Greuze, et plus récemment de Bouguereau ou Berthe Morisot. La pratique de la broderie et de la dentelle demeurera longtemps corrélée à une vision traditionnelle voire rétrograde de la condition féminine, et contribuera à la logique d’éloignement des femmes de la création artistique.

 


Tapisserie de Bayeux - Scène 43 : l'évêque Odon bénit le premier banquet que le duc Guillaume et ses barons normands tiennent sur le sol anglais.

 

 


Trois tapisseries aux motifs designés par William Morris

 

Arts et artisanat, nouages réciproques

« J’ai découvert que les objets les plus laids sont faits par ceux qui cherchent à faire quelque chose de beau et que les objets les plus beaux sont faits par ceux qui cherchent à faire quelque chose d’utile ». Oscar Wilde

La maille est utilisée depuis le Moyen-Age en armurerie, bijouterie, reliure, élaboration de vêtements. La pêche fait appel depuis l’Antiquité aux techniques du nouage, du filet. Le tricot étant dans les pays scandinaves et anglo-saxons une activité essentiellement masculine qui a généré tout un répertoire de formes et de motifs (Fair Isle, Orcades, Guernesey). Les temps modernes, la révolution industrielle sont témoins d’une mécanisation puis d’une industrialisation grandissante de ces techniques. En se développant, le commerce des produits, en appui sur des fibres et techniques venus d’orient (la soie, par exemple), requiert des outils plus rapides et plus efficients. La pratique domestique à destination de commandes recule peu à peu au profit d’une fabrication en série, de métiers à tisser performants, d’usines de production.

De manière peut-être contradictoire, la pratique artisanale voit ses liens avec le luxe, le beau et le précieux renforcés. La doxa qui distinguait beaux-arts, adoubant la seule tapisserie comme légitime, et arts populaires tend à être remise en cause. Dès la fin du XIXe siècle, des mouvements s’emploient à subvertir ces clivages, en réinterrogeant les étiquettes d’artisanat, art populaire et beaux-arts. Sous la poussée de la redécouverte des folklores, de l’émergence de pensées politiques progressistes, de la nécessité de revivifier les anciens modèles, quelques artistes élaborent des synthèses. En lien avec le courant préraphaélite et l’Aesthetic Movement, l’anglais William Morris (1834-1896) crée le mouvement Arts and Crafts, considéré comme précurseur du design, adossé à un socle de pensée socialiste et nourri d’influences médiévales et néo-gothiques. Les arts mineurs, notamment textiles, viennent « revivifier l’art en le replaçant au coeur des problématiques sociétales » (L’art sur le fil : une brève histoire du médium textile, Isabelle de Maison Rouge, Revue critique d’art contemporain). William Morris puise dans les répertoires traditionnels pour créer des décorations murales, vitraux, meubles, tapisseries, broderies et tissus associant haute qualité artisanale et recherche esthétique, au sein de son entreprise Morris & Co. Loin de se réduire à un idéal bourgeois, son projet montre une portée politique qui repose sur le rejet du matérialisme vulgaire et de la mécanisation, sur la volonté de restaurer le lien du créateur-artisan avec la matière, le travail et la maîtrise du geste, lien que le capitalisme a fragilisé en priorisant le bénéfice financier sur la recherche de la beauté.

Deux mouvements à dimension européenne succèderont au courant Arts and crafts, entérinant les liens entre art et arts appliqués et contribuant à l’émergence du design. L’Art nouveau, Jugendstill en Allemagne, use des lignes courbes et s’inspire de la faune et de la flore (Victor Horta et l’Ecole de Nancy). L’Art déco, entre 1810 et 1830, prône la ligne simple et orthogonale, l’épure et la fonctionnalité. Ces mouvements donnent toute sa place à la création textile. Une création qui traverse également l’important mouvement artistique du Bauhaus entre 1919 et 1933, issu du Jugendstill et se réclamant de la démarche importée d’Angleterre contre l’industrialisation des arts appliqués. Les ateliers tiennent une place importante au Bauhaus, mouvement total, philosophique et spirituel mais aussi école d’arts décoratifs, qu’il s’agisse de métal, menuiserie, peinture murale ou textile. Pas si progressiste, l’école réserve l’atelier « tissage » aux élèves de sexe féminin…

 


Cliché de l'intérieur d'un atelier

 

 

 


Abakan Red de Magdalena Abakanowicz et The Silk Rainforest de Sheila Hicks

 

Incarnations modernes et contemporaines

Au cours du XXe siècle, de nombreux artistes travaillent le fil : Sophie Taeuber-Arp, Sonia Delaunay, Louise Bourgeois, Alexandre Calder, les surréalistes via le mixage des formes, des matériaux et des disciplines. Ces œuvres se déploient à la fois dans une dimension esthétique et une volonté d’actualiser la dimension symbolique du fil et du lien.

Dans son livre important, L’art du fil dans la création contemporaine, Marie-Madeleine Massé repère l’émergence contemporaine de la dimension textile dans l’art selon 2 moments clé : d'abord, la Biennale internationale de la tapisserie à Lausanne en 1962, qui inaugure le renouvellement du « beau tissu à la française » sous l’égide de l’artiste licier Jean Lurçat. Ensuite, la libération des mœurs, l’émergence du féminisme et le renouveau des arts traditionnels à la fin des années 60. Plusieurs artistes venues des pays de l’Est renouvellent l’approche de la tapisserie avec des moyens très limités en produisant des œuvres en volume, comme la polonaise Magdalena Abakanowicz et les américaines Claire Zeisler et Sheila Hicks, installée en France dès 1964, fondatrices de la Nouvelle tapisserie. En 1969, l’exposition Wall hangings à New York signe l’entrée du textile dans l’art. On parle de Fiber art, Art fabric, Fiberwork, … courants dont la présence ne cessera de se confirmer, avec des artistes oeuvrant exclusivement ou ponctuellement avec ce média. Annette Messager crée en 1974 sa Collection de proverbes, 30 carrés blanc brodés au fil vert de phrases banalement misogynes, dans une démarche provocatrice et féministe ; Louise Bourgeois imagine à la fin de sa vie les reliquaires d’Eugénie Grandet, carrés de lin ornés de fleurs flétries et de citations du roman au fil rouge.

Cependant la réception du Fiber art ou de ses déclinaisons en tant qu’art à part entière est toujours sujette à discussion en raison de ses liens avec l’artisanat populaire. Et la fibre n’est pas toujours reconnue comme matériau artistique à part entière. Sans parler de l’association systématique entre art textile et féminité, préjugé cependant battu en bréche par l’arrivée d’artistes masculins. Ces points font l’objet d’une mise en question chez plusieurs artistes contemporains qui cherchent à détourner les incarnations traditionnelles des arts du fil : Claire Zeisler, renouvelant l’art de la tapisserie en le mixant avec le macramé, Sheila Hicks combinant tissage, liage et tressage selon des influences précolombiennes, Marina Abakanowicz, réalisant des œuvres géantes de sisal, montrent la voie.

Déphasage, nature, combats

Car au-delà de la pratique de rue du Yarn bombing (tricot-urbain), l’art contemporain transpose les poncifs de la création textile par l’usage de matériaux ou de formes inédits, selon des thématiques fortes. La broderie sort de ses cadres et investit la dimension du corps, en retraçant ses réseaux sanguins ou neuronaux (Juana Gomez), en associant vaisseaux et racines, en se déployant sur des photographies qu’elle souligne, déforme ou détourne parfois avec humour, dans la lignée d’une Louise Bourgeois.

Le gigantisme décale aussi l’approche, de manière spectaculaire. Hella Jongerius élabore un métier à tisser à partir des plateformes mobiles du bâtiment de la fondation Lafayette à Paris. Marina Abakanowicz réalise de gigantesques Abakans, sculptures de chanvre suspendues. Orly Genger crée à la main un tricot monumental de cordages marins, défi physique inséré dans le paysage sous forme de vagues. Sheila Hicks, quant à elle, se frotte à la fois aux dimensions architecturales et miniatures (série des Minimes).

De manière ludique, l’art filaire, inauguré par Alexandre Calder avec Le cirque, génère une série d’oeuvres recréant les formes du réel avec le fil : des sculptures figuratives d’animaux et d’éléments du quotidien, les herbes tissées de Marinette Cueco, … Tandis que des matériaux inédits surprennent, dans une dimension très féministe : Joana Vasconcelos crée de belles œuvres aériennes avec des éléments prosaïques (La fiancée, faite de 25 000 tampons périodiques).

La nature, abordée dans une dimension poétique voire spirituelle, est également source d’inspiration. Machiko Agano travaille le filet de pêche et le papier pour évoquer le vent, le sable, l’océan. Lenore Tawney met en avant la notion de souffle avec des parois mouvantes de fil et de lin. Et de manière très novatrice, Tomas Saraceno élabore l’Aerocene et interroge la place de l’humain dans l’écosystème galactique, aux frontières de l’architecture, de la biologie et de l’écologie.


De gauche à droite et de haut en bas : String Web de Machiko Agano, The World Belongs to You de Joana Vasconcelos au Palazzo Grassi de Venise, On Air de Tomás Saraceno au Palais de Tokyo

 


Between the Lines de Chiharu Shiota au Noordbrabants Museum, Bois-le-Duc, Pays-Bas

 

Dans une démarche politique et sociale, les questions du lien intergénérationnel, de la famille, qu’il s’agisse de souvenirs heureux ou de secrets douloureux, sont abordées. Le fil renvoie au réseau de la mémoire, évoque le déroulé et les ruptures de la migration, comme chez Chiharu Shiota qui crée d’immenses nuées de fil rouge ou noir. Ou alors la broderie, la sculpture de fil tentent de restaurer, recomposer ou rassembler ce qui a été malmené, détruit. Joana Choumali brode les photographies de lieux et de témoins d’attentats meurtriers en Côte d’Ivoire : « chaque point de broderie était une façon de guérir, de déposer les émotions, la solitude et les sentiments mêlés que je ressentais ».

Enfin, la pratique méditative, la dimension narrative des arts du fil trouvent de plus sereines incarnations. Rieko Koga, japonaise vivant en France, voit dans la couture un acte spirituel, qui associe tradition japonaise et création contemporaine. Chez Pierrette Bloch, la broderie montre ses accointances avec l’écriture, les mots. « Jusqu’au vertige, j’ai déroulé moi-même un fil dans un labyrinthe jamais quitté. J’ai retrouvé l’écriture continue, l’écrit secret, l’enchevêtré » écrit l’artiste dont le travail, minimaliste, s’inscrit en fil noir sur tissu blanc.

En guise de conclusion, retenons les propos lumineux d’Agnès Guillemot, brodeuse et voyageuse, autrice de Les malices du fil : « Pour la 1ère fois, j’ai expérimenté un moyen d’expression autre qu’intellectuel écrit ou oral, scolaire, universitaire ou quotidien. J’ai compris que l’on pouvait considérer un sujet, décrire une émotion ou un paysage, appréhender l’univers autrement que de façon abstraite, conceptuelle, silencieuse et intérieure ou en traduisant ses idées par des mots prononcés ou notés. Cela m’a ouvert un horizon infini. »  

Fil et Art

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Décors & installations : exposition du 18 octobre 2011 au 15 avril 2012 à la Galerie des Gobelins, Paris, et à la Galerie de Beauvais. aux Gobelins, Martine Aballéa, Jean-Michel Alberola, Marc Couturier, Monique Frydman, Paul-Armand Gette, Nathalie Junod Ponsard, Bertrand Lavier, François Morellet, Bernard Piffaretti, Anne et Patrick Poirier, François Rouan, Claude Rutault, Frédéric Ruyant, Corinne Sentou, Didier Trenet. à Beauvais, Michel Aubry, Louise Bourgeois, Pierrette Bloch, Champion Métadier, Claude Closky, Sylvie Fajfrowska, Julien Gardair, Gérard Garouste, Sheila Hicks, Christian Jaccard, Shirley Jaffe, Claude Lévêque, Tania Mouraud, Esther Shalev-Gerz, Patrick Tosani, Jacques Vieille

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