Les maisons d'écrivains Petit voyage à la rencontre de ces lieux de vie et de travail qui suscitent bien des fantasmes.
Les écrivains exercent sur le public une certaine fascination. La façon dont ils travaillent patiemment leur œuvre est probablement ce qui suscite le plus d’intérêts. On les imagine ainsi très bien, coupés du monde, dans un calme et une concentration presque invraisemblable dans un monde en agitation constante.
Un lieu pour soi
Depuis Virginia Woolf, on sait que pour écrire il faut pouvoir disposer d’une chambre à soi, un lieu d’isolement, de quiétude, de sérénité. Elle mettait ainsi le doigt sur une réalité très concrète. Loin de cette idée séduisante de l’auteur touché par la grâce divine, qui n’aurait plus qu’à transcrire sur le papier ce que le ciel lui souffle, Virginia Woolf souligne au contraire les conditions matérielles nécessaires pour pouvoir travailler à une œuvre littéraire : disposer d’une pièce qui soit accessible à soi seul et assez d’argent pour que le problème de devoir en trouver ne vienne pas perturber le processus créatif. C’était aussi une façon, au début d’un XXe siècle encore fortement marqué par la misogynie, de répondre aux analyses à l’emporte-pièce qui considéraient que la femme ne disposait naturellement pas des mêmes dispositions intellectuelles que l’homme.
Puisque la création relève d’un tout petit pourcentage d’inspiration pour une immense part de transpiration, il faut bien à l’écrivain disposer d’un lieu qui lui permette le travail. Les résidences d’écriture connaissent ainsi un grand succès chez les auteurs et autrices qui peuvent bénéficier d’une coupure avec le monde et de conditions favorables pour parachever un roman.
Lorsque leur œuvre connaît le succès, ou de façon plus sûre s’ils vivent de leurs rentes, ils peuvent ensuite acquérir et aménager la maison qui leur permettra de vivre et travailler comme ils l’entendent et au rythme qui leur convient le mieux, souvent loin des capitales.
La maison, la ferme, le domaine, le manoir peut s’accompagner d’un jardin. C’est un lieu propice à la retraite, la méditation et la lecture sous les arbres, activité indissociable de l’écriture. La place et la composition de la bibliothèque ainsi que du cabinet de travail ont une importance tout aussi capitale. Ils suscitent envies et passions, en dépit de l’ascétisme que suppose une vie d’écrivain. Leïla Slimani explique dans Le parfum des fleurs la nuit, la nécessaire solitude favorable au travail d’écriture, la fuite de toute possibilité de distraction, même jusqu’à décourager définitivement son entourage de proposer une quelconque sortie.
La solitude peut aussi être forcée, comme celle de Charles de Gaulle sous la IVe République (de 1946 à 1958) qui se retire de plus en plus fréquemment dans la demeure familiale achetée à Colombey-les-Deux-Églises. Il se fait construire une tour où il installe sa bibliothèque et son bureau. Tout en contemplant le paysage sauvage de la Champagne, il a alors tout le temps nécessaire pour rédiger ses Mémoires de guerre et forger ainsi, à son idée, sa propre légende.
Un lieu mythique
La maison d’écrivain et tout ce qu’elle contient forment pour le public des sortes de reliques, presque dotées de pouvoirs surnaturels : le lit dans lequel le célèbre auteur a dormi, la plume ayant servi à la rédaction de son plus célèbre manuscrit, le bureau devant lequel il s’installait chaque jour. Accéder à ces lieux, à ces objets qui relèveraient dans une situation normale de la plus parfaite banalité, permettrait de comprendre, d’accéder au génie supposé des écrivains. Souvent pour les maisons de personnages illustres, le mobilier et les objets de décoration sont restés sur place, à l’identique. Il suffirait à l’auteur de traverser le fleuve des morts dans l’autre sens pour reprendre le fil d’une œuvre interrompue.
Un tel culte peut se comprendre pour les auteurs classiques, disparus physiquement, certes toujours vivants lorsqu’ils continuent d’être lus, c’est une situation plus problématique dans le cas d’auteurs contemporains soudain adulés et traqués par des admirateurs pas toujours très respectueux. Les épaisses forêts brumeuses de Nouvelle-Angleterre ont accueilli nombre d’écrivains grâce à l’isolement qu’elles permettent. Que ce soit J. D. Salinger à Cornish dans le New Hampshire ou l’exilé Alexandre Soljenitsyne, à Cavendish dans le Vermont, les populations locales voient alors d’un très mauvais œil les hordes de curieux venus leur demander l’adresse de l’auteur.
Toujours en Nouvelle-Angleterre, et plus exactement à Concord dans le Massachussetts, l’étang de Walden est célèbre pour le récit éponyme, écrit par Henry David Thoreau. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, il ne vivait pas alors en reclus, Concord restant aisément accessible à pied. Sa célèbre cabane n’est plus debout, son emplacement reste matérialisé et une réplique est visitable, élevée plus loin sur la rive. La maison d’écrivain relève autant du lieu de mémoire, à dimension quasi-religieuse, que d’une forme exacerbée de tourisme.
Habiter pleinement un lieu
Plutôt que d’imaginer l’écrivain à sa table de travail, le lecteur préfère souvent, en visitant la maison d’un écrivain, les récits de dîners exubérants en compagnie d’invités tout aussi célèbres ou bien imaginer amants et amantes dans les chambres d’amis. Sous le Second Empire de Napoléon III, Victor Hugo se trouvait en exil à Jersey et Guernesey. On se plaît à convoquer l’image du grand auteur français se livrant, pour tromper l’ennui, à des séances quotidiennes de spiritisme dans sa demeure de Hauteville House.
Au pavillon Flaubert, tout ce qu’il reste aujourd’hui de la maison de l’auteur à Canteleu, près de Rouen, le visiteur se plaît ainsi à imaginer le fameux moustachu dans son bureau, lisant à haute voix au milieu de la nuit ses manuscrits mâchés et remâchés pour leur faire passer la terrible épreuve du gueuloir et en tirer le style le plus pur. On ne peut pas lui reprocher de ne pas donner de sa personne, d’être tout entier à la littérature ! On comprend mieux ce besoin d’un lieu qui soit tout entier consacré au travail, confortable et loin du monde, qui peut être source d’inspiration autant qu’une infinie distraction.
D’autres auteurs peuvent fuir l’agitation constante propre aux capitales, mais sans pour autant vivre en reclus, en continuant à s’intéresser aux bruits du monde et en recevant avec plaisir des visiteurs venus discuter de littérature. Ainsi, Michel Tournier, né à Paris, une ville qu’il déteste ouvertement, s’est éloigné un peu de la capitale pour s’installer dans l’ancien presbytère de Choisel, dans la vallée de Chevreuse. Un érémitisme relatif, puisqu’il ne refuse jamais de rencontrer des élèves de la région ayant étudié en cours son Vendredi ou la Vie sauvage.
Même si les écrivains ont souvent une réputation de râleurs misanthropes qui leur colle à la peau, aucun n’atteint la cheville de Louis-Ferdinand Céline. Alors que l’évocation de cet auteur renvoie à des événements déjà lointains et sombres de l’Histoire, la maison de la banlieue parisienne cossue où il s’était réfugié, après ses années d’exil, était toujours habitée par sa veuve, jusqu’en 2019. Son appartement d’avant-guerre, à Montmartre, a lui été visité par les résistants après la fuite croquignolesque de l’écrivain, sa femme et leur chat vers le Danemark. On connaît désormais le destin de six mille feuillets considérés par l’auteur lui-même comme irrémédiablement perdus.
En Provence, le poète René Char ne quitte guère, au long de sa vie, sa ville natale de L’Isle-sur-la-Sorgue. Grand ami d’Albert Camus, il lui fait connaître et aimer son cher Lubéron. Le natif d’Algérie, lui non plus jamais tout à fait à son aise dans la grisaille parisienne, trouve alors dans le petit village de Lourmarin, un refuge pour écrire et le soleil qui lui demeure tellement nécessaire.
La littérature en partage
Montaigne dans sa tour, ce qu’il appelle sa librairie, s’est entouré de tous les grands classiques, dans lesquels il peut puiser à sa guise et en compagnie desquels il se trouve si bien qu’il en fait inscrire des citations sur les poutres de son plafond. Auteurs grecs, latins et citations bibliques s’y côtoient et donnent une idée assez juste du savoir espiègle du philosophe périgourdin.
Dans les cas d’écrivains voyageurs, la maison devient le réceptacle de tous les souvenirs rapportés de longs périples et le témoin des goûts exotiques de son propriétaire. La maison de Pierre Loti à Rochefort, qui réouvre ses portes en 2025 après d’importants travaux de restauration, abrite les collections de l’officier de marine. Selon la volonté de Loti, il n’est pas prévu à l’origine que la maison soit ouverte au public, ce qui explique la nécessité de procéder à des travaux conséquents. La maison peut paraître outrageusement éclectique pour un regard étranger. C’est aussi une occasion formidable de voyager dans le temps, dans les salles gothique et Renaissance, ou au gré du goût de l’auteur pour l’exotisme, dans le salon turc ou la salle chinoise, disparue après la mort de l’écrivain voyageur puis restituée dans le vaste projet de restauration lancé en 2012.
Dans un esprit de transmission, les maisons d’écrivain deviennent parfois des résidences qui accueillent de nouveaux auteurs, dans l’idée de leur permettre de s’imprégner d’une atmosphère toute particulière pour se concentrer, créer et le plus souvent partager leur travail et leurs connaissances avec les publics. Entre Angers et Nantes, à Saint-Florent-le-Vieil, sur les bords de la Loire, la maison de Julien Gracq est aujourd’hui ouverte à la création. Le discret auteur angevin avait émis le souhait que le lieu soit consacré au repos et au travail.
D’autres écrivains sont eux aussi sensibilisés au devenir de leurs œuvres et de leurs biens. Si les différentes demeures de Valery Larbaud, ce riche amateur, ne se visitent pas, en revendant sa bibliothèque personnelle à la ville de Vichy, il comble la dilapidation de sa fortune personnelle, mais permet aussi à ses futurs lecteurs de visiter une reconstitution aussi fidèle que possible de son cabinet de travail.
Sur les hauteurs de Chambéry, le domaine des Charmettes permet de se replonger dans les Confessions et les Rêveries de Jean-Jacques Rousseau, lorsqu’il vit une idylle avec Madame de Warrens. Celle-ci a alors reçu pour mission du roi de Sardaigne Victor-Amédée II de convertir au catholicisme les jeunes calvinistes venus en Savoie de la République de Genève. Les années d’apprentissage peuvent prendre bien des formes.
La maison natale vient souvent côtoyer celle où a réellement vécu un auteur, avec parfois un lien lointain et opportuniste avec la réalité historique. Ainsi, la maison natale de Victor Hugo à Besançon, ville où il n’a pas vécu et où il n’est né que par le hasard d’une affectation d’un père militaire. Il y a pire encore, avec une maison située à Chuffilly-Roches, dans les Ardennes, maladroitement présentée comme natale ou ayant appartenu à Arthur Rimbaud, alors qu’elle n’a tout simplement pas encore été construite du vivant du poète. Malgré l’amour que la chanteuse Patti Smith peut porter pour le poète et son rachat de la maison en question, il ne faut pas voir autre chose dans cette bâtisse qu’un lieu construit sur un terrain ayant de loin en loin appartenu à la famille maternelle de Rimbaud. Cela reste un peu léger pour s’extasier et en faire un lieu de mémoire incontournable.
De même, le château de Monte-Cristo dans les Yvelines, sorte de folie aux allures d’indigeste pièce-montée, construit pour Alexandre Dumas après ses premiers succès littéraires, n’est guère habitée par son propriétaire. Flambeur et endetté, il s’est rapidement séparé de son domaine, par la suite tombé dans la décrépitude. Émile Zola, en revanche, a bien habité l’élégante maison de Médan acquise après les premiers succès des Rougon- Macquart.
D’autres lieux encore ne se montrent pas à la hauteur de la légende. S’il a pu effectivement inspirer Alphonse Daudet pour ses Lettres de mon moulin, le moulin Saint-Pierre de Fontvieille n’a jamais été habité par l’auteur, aujourd’hui vu comme la figure de l’écrivain provençal et pourtant plutôt porté à son époque vers une forme d’antiméridionalisme alors en vogue dans les milieux conservateurs des débuts de la III e République. Malgré la ravissante nouvelle introductive du recueil, dans laquelle le narrateur s’installe au moulin parmi les lapins et les hiboux, il ne faut pas prendre l’œuvre pour autre chose qu’une fiction. La littérature, parfois, déborde aisément le cadre de ses pages.