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La chanson française au temps du Front Populaire
Du réalisme noir à la révolution Trénet

 

Cortège du front populaire
Cortège et manifestation du Front populaire - © gallica.bnf.fr / BnF

En deux années d'existence, le gouvernement du Front populaire a tellement marqué les Français dans leur quotidien qu’il est devenu un jalon de l'histoire politique et sociale du pays. 

Nous nous demanderons quelle place occupait la chanson de l’époque et à qui elle s’adressait dans sa diversité. Quels étaient ses thèmes ? Comment reflétait-elle l'atmosphère, l'actualité immédiate ?

Contexte : entre crises et espoirs

La Grande dépression née du krach boursier de 1929 atteint la France en 1931. Elle entraîne baisses des salaires, hausse des prix, faillites, chômage.

Le pays connaît également de graves crises politiques. Instabilité gouvernementale, scandales, agitation des ligues d’extrême-droite engendrent une alliance des forces de gauche. Ce Front populaire remporte les élections législatives en 1936, suscitant l’espoir d’une large part de la population. Un mouvement de grèves se déclenche. Lorsque le socialiste Léon Blum prend ses fonctions de président du Conseil le 4 juin, plus de 2 millions de salariés sont grévistes.

Le 7 juin 1936, les accords de Matignon sont signés avec le patronat, mettant en place d’importantes réformes sociales. Le billet « Lagrange » de congé annuel à tarif réduit démocratise les départs en vacances. Pendant quelques mois les français ont le sentiment de vivre des temps nouveaux.

La chanson : un âge d’or

Pratique populaire ancrée dans le quotidien des Français, la chanson accompagne l’époque en contribuant à la distraction de la population. Bénéficiant de progrès techniques lui assurant une diffusion sans précédent, elle entre dans un essor industriel.

L’expansion du disque (même s’il reste cher) fait pénétrer la chanson dans de nombreux foyers. Berthe Sylva vend 200 000 exemplaires de son « Raccommodeur de faïence » (1929), un record pour l’époque.

Le cinéma parlant (1927) est aussi un cinéma « chantant ». Maurice Chevalier, Albert Préjean deviennent des stars de l’écran et le cinéma fait naitre de nouvelles vedettes de la chanson (Tino Rossi, Georges Milton...). Des réalisateurs (René Clair, Julien Duvivier, Georges-Henri Clouzot…) deviennent paroliers.

La radio (T.S.F.) est présente dans la moitié des foyers. Le gouvernement impose de consacrer la moitié du temps d’antenne à la chanson ; les grands succès du moment sont radiodiffusés en boucle. Un crochet radiophonique hebdomadaire est programmé.

Les grandes salles de « music-hall » se développent (l’ABC, L’Alhambra, …). Le microphone apparaît sur scène pour la première fois en France avec Jean Sablon en 1936. Cette révolution technique permet au « crooner » de chanter avec autant de nuances qu’au disque ou à la radio.

Des vacanciers pendant un pique-nique
Des vacanciers en 1936

 

 

« Paix, Pain, Liberté ! » Chansons politiques et sociales

Paradoxalement, la chanson politique ne connaît pas alors de véritable élan. Si quelques chants contestataires ou révolutionnaires de rue traduisent l’atmosphère de la crise, leur audience reste cantonnée aux militants.

Cependant des maisons de disques comme Odéon et Idéal montrent un sens aigu de l’opportunité en éditant : La victoire du Front populaire (J. Hubert) ou La Paix, le Pain, la Liberté (R. Goupil) inspiré du slogan électoral. La Chorale populaire de Paris interprète Au-devant de la vie, de Jeanne Perret, sur une musique de Chostakovich. Une chanson emblématique du Front populaire reprise en chœur dans les auberges de jeunesse.

Le chansonnier engagé Montéhus  fait son «come-back » à 64 ans et enregistre des chansons d’actualité : Le Cri des grévistes et Vas-y Léon où il encourage à l’action le gouvernement Blum.

Créateurs de la chanson sociale d’auteur, Gilles et Julien s'imposent comme des chanteurs en symbiose avec le mouvement. Proches des forces de gauche tout en cultivant leur indépendance, ils sont très présents à la radio, sur les scènes de music-hall et dans les fêtes syndicales. Le duo offre un répertoire fantaisiste, satirique et corrosif sans concession, anticapitaliste (Dollar), antimilitariste (Vingt ans), voire anarchiste (Familiale de Jacques Prévert). Le Jeu de massacre (Henri-Georges Clouzot), créé par Marianne Oswald en 1934 encourage l’ardeur révolutionnaire des « vaincus de la vie ». Enregistrées en 1936, La belle France et La Chanson des loisirs (ou des 40 heures) sont directement en prise avec les événements.

Mais les « tubes » repris par les grévistes de 1936 dans les ateliers occupés ne sont pas des chansons politiques mais Marinella et Tchi-tchi du chanteur corse Tino Rossi ou Tout va très bien, Madame la marquise - ce qui est paradoxalement peut-être plus subversif !

Chansons mélodramatiques et vénéneuses

La tradition du réalisme populaire, née au début du XXe siècle exprime les difficultés matérielles et psychologiques de l’époque. Elle explore les marges sociales, l’univers de la prostitution, les personnages meurtris voués à des amours impossibles ou éphémères, ou encore le mauvais garçon séducteur au grand cœur — incarné magistralement au cinéma par Jean Gabin. Dans ce répertoire, Berthe Sylva, Fréhel ou Damia marquent la période.

Évasions bucoliques et exaltation du temps libre

Le vrai rapprochement entre le Front populaire et la chanson s’est fait partout où le temps arraché au travail, au patron, dans la grève ou grâce aux cong’ pay’, a permis aux amoureux de danser, rêver, s’aimer le temps d’une chanson. - Philippe Frémeaux

Les chansons populaires « de variétés » traitent de sujets de la vie quotidienne d’un large public. La célébration des plaisirs simples de la vie et le retour à la nature sont mis en avant comme un exutoire.

Certaines préconisent de fuir les soucis en cultivant la désinvolture : Dans la vie faut pas s’en faire, Le Bon système : faut s'en foutre !, Y' a du bonheur pour tout le Monde (Maurice Chevalier), Le Soleil s'en fout ! (Jean Tranchant).

D’autres titres sont évocateurs de la découverte du temps libre pour tous Fermé jusqu’à lundi (Mireille et  Jean Sablon) Trois jours (Danielle Darrieux, Pierre Mingand). Dans une veine paysagiste Pills et Tabet chantent Couchés dans le foin, Jean Nohain et Mireille Ce petit chemin.  Avec l’ivresse des premiers congés payés de l’été 1936, la guinguette, incarnation du loisir populaire,  devient une destination idéalisée. Le célèbre refrain Quand on s’promène au bord de l’eau de Jean Gabin dans le film La Belle équipe de Julien Duvivier rencontre son époque.

 

Portrait de la chanteuse Frehel, alors connue sous le nom de Pervanche
Portrait de la chanteuse Frehel

 

Charles Trénet en concert
Charles Trénet

 

Chansons loufoques

En dépit des circonstances, la chanson comique connaît un important succès. Gaston Ouvrard décline avec virtuosité ses tares médicales dans Je n’suis pas bien portant (1932), héritage du comique troupier - et peut-être image de l’état dans lequel se trouve le pays ? Georgius (1891-1970) fait merveille dans le comique de situation ou les parodies musicales hilarantes (pseudo-chansons réalistes comme le Tango neurasthénique).

La gaité délibérée s’exprime sur des rythmes de swing dans les chansons-sketches de  Ray Ventura et ses Collégiens. Le titre-catastrophe Tout va très bien, madame la Marquise triomphe en 1935/36. Leurs fantaisies humoristiques sont empreintes d’un certain sens critique : La grève de l’Orchestre (1936) retrace l’ambiance de lutte sociale en la tournant en dérision. Suivront avec autant de succès : Ça vaut mieux que d’attraper la scarlatine et Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux ? (1937).

Le « Boum » du  Fou chantant

Boum ! Quand notre cœur fait boum
Tout avec lui dit boum !

Un phénomène dans la chanson de la fin du front populaire est le succès des chansons insolites, fantastiques, poétiques de Charles Trénet qui commence une carrière solo. Aux antipodes de la chanson réaliste ou sociale, sa fantaisie et sa liberté rompent avec les conventions de l’époque. Il mêle les ambiances, à la fois dramatiques et gaies, et les genres.

Y'a d'la joie ! La tour Eiffel part en ballade
Comme une folle elle saute la Seine à pieds joints
Puis elle dit : tant pis pour moi si je suis malade
Je m’ennuyais toute seule dans mon coin

L’irrésistible Y’a d’la joie, écrite en 1936 pendant son service militaire, est mise au répertoire de Maurice Chevalier, la plus grande vedette de l’époque. Le succès est immédiat, en phase avec la joie de vivre qui saisit la France des congés payés. Trénet se réapproprie sa chanson et devient l’idole d’une jeunesse de toutes origines sociales.

Premier auteur-compositeur-interprète à ne chanter que ses propres œuvres, sa créativité démode une grande partie la chanson française, ouvrant la voie à une chanson grand public de qualité.

Un feu d’artifice avant la catastrophe - Jean Renoir

 


Le Front populaire, « parenthèse lumineuse, intense et fragile de lendemains qui chantent » s’affaiblit dès le printemps 1937. Les atermoiements du gouvernement sur l’attitude à adopter face à la guerre d’Espagne achèvent de le discréditer. La dislocation de la majorité du Front populaire est effective en avril 1938.

C’est toute la terre qui gronde
Bonne saison pour les volcans
On va faire sauter le monde
Cramponnez-vous, tout fout l'camp !

En 1939, Georgius chante le prémonitoire : C'est pour demain et Damia le sombre Tout fout l' camp. Pour la plupart des artistes, l’entrée en guerre marque une rupture définitive.